
Après le sucre, le gras, les œufs et le cholestérol, le gluten et les produits laitiers, depuis quelques années c’est au tour de la viande rouge d’endosser le rôle de bouc émissaire de l’alimentation saine, en devenant un aliment dont il faudrait drastiquement réduire la consommation pour préserver sa santé.
Qui plus est, depuis 2015 et la publication d’un rapport du CIRC/OMS sur le caractère cancérigène “probable” de la viande rouge et “avérée” de la viande transformée, le fait semble d’autant plus acquis et incontestable ! Pourtant…
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Afin d’anticiper toute mauvaise interprétation et/ou attaque ad hominem, notez que dans cet article, nous ne traitons pas de l’aspect éthique, qui est un tout autre sujet, et surtout propre à chacun.
Une synthèse de grande envergure sur la viande rouge
A l’heure même où les nouvelles recommandations nutritionnelles de Santé Publique France, inspirées des conclusions du CIRC/OMS, sont diffusées auprès des professionnels de santé, une synthèse de grande envergure des données de la littérature scientifique consacrée à la viande rouge vient de paraître, remettant en cause un certain nombre d’éléments qu’on croyait pourtant établis1.
Il s’agit de l’étude intitulée “Unprocessed Red Meat and Processed Meat Consumption: Dietary Guideline Recommendations From the Nutritional Recommendations (NutriRECS)”, publiée dans la revue scientifique “Annals of Internal Medicine”, et qui repose sur 5 études systématiques de la littérature à ce sujet.
Ce qui fait la force de cette synthèse, c’est qu’elle repose sur deux piliers qualitatifs :
1. D’une part, les 14 chercheurs qui ont constitué le panel d’expertise déclarent ne pas avoir de conflits d’intérêts depuis au moins 3 ans. Cela laisse présager d’une évaluation relativement objective.
Signalons simplement qu’un membre du panel a travaillé sur une étude financée par un fond de l’industrie agro-alimentaire en 2015 (ne concernant néanmoins pas la viande rouge).
2. D’autre part, le travail qui a été mené repose sur la méthodologie GRADE (Grading of Recommendations Assessment, Development and Evaluation)2.
Qu’est-ce que la méthodologie GRADE ?
L’ambition de la méthodologie GRADE est de considérer simultanément l’évaluation des preuves scientifiques disponibles et l’ampleur des recommandations à proposer suite à cette évaluation. Si la littérature identifie un effet néfaste prononcé résultant d’un type de comportement, avec un niveau de preuve élevé, il semble légitime d’émettre en aval des recommandations fortes. Un exemple-type auquel s’applique bien la méthodologie GRADE est l’impact de la consommation de tabac sur le cancer du poumon.
Les conclusions de cette synthèse sur la viande rouge
Sans plus attendre, voici en 4 points les conclusions de cette synthèse :
- Le niveau de preuve de l’existence d’effets néfastes associés à la consommation de viande et viande transformée est faible à très faible, car il s’appuie essentiellement sur des études d’observation qui comportent de nombreux facteurs de confusion, et dont la capacité à établir des liens de causalité est très limitée.
- La réduction de risque supposée pour une diminution de l’ordre de 3 portions de viande par semaine (càd passer par exemple de 7 à 4 portions ou de 4 à 1 portion) est négligeable.
- Etant donné que la réduction de risque, si elle existe, est très faible, il est peu probable qu’elle constitue une motivation suffisante pour induire une modification des pratiques alimentaires.
- Le panel d’expert s’est uniquement attaché à évaluer les critères de consommation liés à la santé, et n’a pas pris en compte les considérations attachées à l’environnement ou au bien-être animal, qui nécessiteraient, pour leur part, des évaluations spécifiques.
En conséquence, la recommandation émise à l’issue de cette synthèse, après évaluation de la balance bénéfices/risques en termes de santé, est qu’il n’est pas nécessaire de modifier sa consommation de viande.
The panel suggests that adults continue current unprocessed red meat consumption (weak recommendation, low-certainty evidence). Similarly, the panel suggests adults continue current processed meat consumption (weak recommendation, low-certainty evidence).
Les auteurs précisent que cette recommandation est à visée individuelle, laissant tout un chacun libre de faire les choix qui lui conviennent.
Pour la petite histoire, dès 2015 et suite à la parution du rapport du CIRC/OMS, nous avions publié une série d’article dont les conclusions étaient tout à fait similaires à celles de cette nouvelle synthèse de grande ampleur.
Cela nous conforte dans notre ambition de proposer une approche scientifique, rigoureuse et non-anxiogène de la nutrition, qui permette d’allier plaisir et santé.
Mais alors, pourquoi des données contradictoires ?
L’épidémiologie, une base de travail sujette à interprétations
Il faut garder en tête que la science de la nutrition est extrêmement complexe, et que la base de travail de cette science, l’épidémiologie, est incroyablement bancale et sujette à interprétations. Les contradictions à propos d’un même sujet sont souvent le fait d’interprétations statistiques effectuées sur la base d’études très imparfaites, dans lesquelles demeurent de nombreux biais.
La seule et unique façon d’en avoir le cœur net, serait d’effectuer plusieurs études contrôlées sur le sujet, c’est-à-dire concrètement :
- d’avoir des cohortes randomisées conséquentes de milliers de personnes,
- de demander à certains groupes de consommer de la viande rouge dans des proportions croissantes,
- de l’interdire formellement à au moins un groupe,
- tout en contrôlant les apports alimentaires pour s’assurer de la conformité à ces contraintes,
- et ce, sur de très longues périodes de plusieurs dizaines d’années.
Comme vous pouvez l’imaginer, cela est purement impossible, autant de manière pratique qu’éthique ! (du moins si l’on part de l’hypothèse que la consommation de viande rouge peut être délétère)
Quid de la plausibilité biologique ?
En l’état actuel des capacités de la recherche scientifique, il est donc impossible de savoir si la viande rouge est plus néfaste que bénéfique, mais il n’y a aucune raison réelle et rationnelle de le penser.
Certes, des hypothèses sont avancées quant aux processus par lesquels la viande rouge serait néfaste : c’est ce que l’on appelle la plausibilité biologique. Mais pour les valider, il faudrait s’assurer qu’elles s’appliquent bien de manière spécifique à la viande. Or cette voie de recherche ne semble pas confirmée par l’étude des données.
Les “usual suspects”
Certaines substances – comme le fer, les amines hétérocycliques et hydrocarbures aromatiques (pour la viande grillée) et composés nitrés (pour la viande transformée) – sont régulièrement pointées du doigt comme coupables potentiels.
Néanmoins une revue de la littérature publiée simultanément par une équipe coréenne dans le journal Comprehensive Reviews in Food Science and Food Safety3 semble justement de nature à les disculper, considérant qu’elles sont présentes dans de nombreux autres aliments, offrant des degrés d’exposition équivalents à ceux de la viande rouge. De plus, cette revue souligne également un certain nombre d’incohérences entre doses consommées et effets attendus, rendant peu vraisemblable un lien direct entre consommation de viande rouge et cancer colorectal. Les auteurs insistent enfin sur le caractère multi-factoriel de cette pathologie, et sur l’importance de considérer l’équilibre nutritionnel dans son ensemble.
Prendre en compte le contexte global
Plus que l’aliment en lui-même, comme d’habitude, c’est le contexte global qui est à prendre en compte.

De ce point de vue, aucun aliment ne semble délétère s’il est mangé avec modération, dans le cadre d’une alimentation équilibrée et d’une hygiène de vie saine :
- un IMC normal
- pas de tabagisme
- une pratique sportive régulière
- un sommeil suffisant et réparateur
- un environnement sain
- une gestion du stress efficace
- des relations humaines épanouissantes
La viande rouge n’y fait pas exception, et nous ne voyons donc pas de raison objective de la limiter du point de vue de la santé, si tant est qu’elle soit de qualité.
Mais qu’en est-il de l’environnement ?
Bien que nous traitions essentiellement du point de vue de la santé dans cet article, il nous semble difficile de ne pas évoquer le volet environnemental, surtout vu les circonstances actuelles.
Ce sujet est infiniment complexe, et nous vous livrons ici notre analyse et compréhension du sujet à date. Si vous avez des liens ou des informations pertinentes (et scientifiques) à ce sujet, nous sommes toujours preneurs.
Une empreinte beaucoup plus complexe à évaluer qu’il n’y paraît
La viande, en particulier la viande rouge, est souvent matraquée pour son implication dans le réchauffement climatique. La réalité est que le sujet est infiniment plus complexe qu’il n’y paraît, au point que même la FAO se trompa en 2006 dans ses calculs en présentant l’agriculture comme plus polluant que les transports (ce qui a été rectifié depuis).
Il est indéniable que l’agriculture pèse de manière significative dans les émissions de gaz à effet de serre, mais quelle est la part réelle de l’élevage là-dedans ? Cela semble assez difficile à savoir, et les études faites sur le sujet omettent souvent des paramètres essentiels (profil nutritionnel des plantes vs produits d’origine animale, mode d’élevage, modèle de pâturage, rôle de l’élevage dans la création des puits de carbones, etc.).
Une grande diversité d’élevages
Si le calcul des émissions de gaz à effet de serre est si compliqué, c’est en grande partie parce qu’il dépend pour majorité du type d’élevage. Et cela ne se résume pas à une histoire d’intensif vs extensif. Il faut prendre en compte de nombreux paramètres, parmi lesquels :
- Les surfaces occupées par les élevages : sont-elles cultivables ? Ont-elles nécessité une déforestation ? Utilisent-elles des fertilisants de synthèse pour favoriser la repousse de l’herbe ?
- La nourriture : les animaux entrent-ils en concurrence avec l’alimentation humaine ? Consomment-ils des résidus de culture et des sous-produits issus de la transformation agricole comme l’extraction de l’huile des végétaux (tourteaux de soja, colza, maïs, etc.) ?
- Les méthodes de pâturage (pâturage tournant dynamique), agro-écologiques ou d’intensification mises en place.
Ainsi, il existe de grandes disparités entre les types d’élevages, et les généraliser n’est pas possible.
Une étude a par exemple montré que l’impact de l’élevage sur le climat était 10 fois supérieur pour des vaches élevées au Brésil par rapport aux Etats-Unis4.
Plusieurs études suggèrent d’ailleurs que les vaches nourries sur pâturages avec une bonne gestion de ces derniers permettraient de largement réduire le bilan carbone du milieu, en régénérant les sols, qui deviendraient alors des puits de carbone5,6,7.

Tout cela est donc encore une fois très complexe, et il est clair que la diffusion et l’application de méthodes et de technologies vertueuses est un des leviers majeurs pour baisser les émissions de gaz à effet de serre issus de l’élevage.
De toute évidence, les conditions agroécologiques, les pratiques agricoles et la gestion des filières jouent un rôle énorme dans l’impact de l’élevage sur le climat. La FAO estime d’ailleurs que l’on peut baisser d’au moins 30% les émissions de gaz à effet de serre, sans diminuer la production actuelle (voire en l’augmentant), rien qu’en optimisant les élevages existants.
Concrètement, que faire ?
Il est très compliqué de traduire tout cela en termes de recommandations personnelles.
En France, hormis un faible regain l’année dernière, la consommation de viande est globalement déjà en baisse depuis plusieurs années.
Faut-il encore plus réduire sa consommation de viande, en particulier de viande rouge, pour la planète ?
Peut-être, et c’est même probable, notamment si l’on prend en compte les dernières recommandations du GIEC à ce sujet.
Mais en dehors de l’aspect quantitatif, à notre sens la priorité devrait être mise sur l’aspect qualitatif (et en particulier, la source de la viande).
1. Favorisez l’élevage extensif, mais surtout local
N’oubliez pas que le transport reste le secteur qui génère le plus de gaz à effet de serre !
Achetez donc votre viande de préférence en circuits courts : chez un boucher (ou dans une ruche, AMAP, etc.), en provenance d’élevages extensifs proche de votre lieu de résidence (cela vaut pour les produits végétaux également).
En France, nous avons la chance d’avoir des élevages bovins dont seule une petite minorité se fait en intensif : une exception culturelle qu’il convient de conserver et dont il faut profiter (à l’inverse malheureusement des porcs et poulets qui sont très majoritairement élevés de manière intensive).
Par ailleurs, ces élevages font partie des plus vertueux sur la planète, puisqu’ils sont fait en majorité sur des terres non arables, et nourris avec des aliments non consommables par l’homme. Le “consommer local” devient alors d’autant plus important !
2. Adaptez votre consommation de viande selon vos besoins individuels
Certaines personnes se sentent mieux lorsqu’elles consomment des produits d’origine animale, tandis que d’autres arrivent plus facilement à s’en passer. Cela s’explique notamment par les polymorphismes génétiques dont nous avons parlé dans cet interview du Dr Masterjohn.
C’est donc à vous, et à vous seul de savoir si une baisse de consommation de protéines animales aura un effet délétère sur votre santé ou non.
3. Evaluez votre consommation de viande dans votre mode de vie général
Il existe de nombreuses façons d’agir pour la planète : moins chauffer son logement l’hiver (en portant un pull par exemple), utiliser le moins possible sa voiture (et utiliser le moins possible la climatisation) et/ou acheter une voiture électrique, ne pas prendre l’avion (ou le moins possible), être locavore, éviter les produits transformés, peu consommer, isoler son logement, utiliser des énergies bas-carbone pour chauffer son logement, etc. etc.
Il est important de replacer l’impact de sa consommation de viande dans le contexte global de son mode de vie. Baisser sa consommation de viande rouge (en particulier si vous faites partie des “gros consommateurs”) aura nécessairement (et mécaniquement) un impact important sur votre bilan carbone. Mais ce n’est pas le seul, surtout si l’on prend tous les paramètres en compte (densité nutritionnelle, type d’élevage, etc.).

A chacun alors de se montrer responsable vis-à-vis de ce tout, en se posant par exemple les questions suivantes :
-> Quel est mon empreinte globale sur la planète (mon empreinte carbone en particulier) ?
-> Ma consommation de viande (en particulier de viande rouge) est-elle objectivement raisonnable et nécessaire ?
-> Qu’est-ce que je pourrais faire en plus, de manière globale ?
En résumé, baisser sa consommation de viande rouge, pourquoi pas. Mais alors davantage dans une logique environnementale que du point de vue de la santé, et surtout, à condition que cela ne soit pas fait n’importe comment (cela dépend des personnes et du type de viande consommée), et en cohérence avec d’autres changements de vie du quotidien.
On n’écrit pas nos articles dans le but de vendre des produits, mais tellement de lecteurs passent à côté qu’on a décidé de les mettre davantage en avant, pour ceux que ça intéresse. Et puis, on ne peut quand même pas nous reprocher de proposer des produits au top ! 😉
Références
- Johnston et al. Unprocessed Red Meat and Processed Meat Consumption: Dietary Guideline Recommendations From the Nutritional Recommendations (NutriRECS) Consortium. Ann Intern Med. 2019 Oct 1. https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pubmed/31569235
- Guyatt et al. GRADE: an emerging consensus on rating quality of evidence and strength of recommendations. BMJ. 2008 Apr 26;336(7650):924-6. https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pubmed/18436948
- Hur et al. Effect of Dietary Red Meat on Colorectal Cancer Risk – A Review. Comprehensive Reviews in Food Science and Food Safety 01 October 2019. https://onlinelibrary.wiley.com/doi/full/10.1111/1541-4337.12501
- Herrero M., et al. Biomass use, production, feed efficiencies, and greenhouse gas emissions from global livestock systems. Proceedings of the National Academy of Sciences of the United States of America. 2013 https://www.pnas.org/content/110/52/20888
- Paige L.Stanley, et al. Impacts of soil carbon sequestration on life cycle greenhouse gas emissions in Midwestern USA beef finishing systems. Agricultural Systems. 2018 https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0308521X17310338
- W.R. Teague, et al. The role of ruminants in reducing agriculture’s carbon footprint in North America. Journal of Soil and Water Conservation. 2016 http://www.jswconline.org/content/71/2/156.abstract
- Megan B. Machmuller, et al. Emerging land use practices rapidly increase soil organic matter. Nature. 2015 https://www.nature.com/articles/ncomms7995