
Une des questions qui revient souvent dans l’univers de la nutrition concerne la façon dont sont établies les recommandations publiques en terme d’alimentation et de santé. Pour illustrer ce point alors que le PNNS 4 se prépare, l’actualité nutritionnelle de cet été 2018 a offert deux versants diamétralement opposés de ce qui est susceptible de contribuer à l’élaboration des stratégies de santé publique.
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Une 1ère analyse statistique de l’InVS, étonnamment précise
En juin dernier, l’Institut de Veille Sanitaire (InVS) publiait dans son bulletin épidémiologique hebdomadaire (BEH) les résultats d’une analyse statistique concernant “les cancers attribuables au mode de vie et à l’environnement en France en 2015”1.
L’ambition était donc d’évaluer le nombre de cas de cancer attribuables à des facteurs “contrôlables” (le mode de vie) et de ceux qui, malheureusement, nous échappent en partie (l’environnement).
Selon cette publication, 5,4 % des cancers serait dus à des facteurs alimentaires, dont, entre autres, la viande rouge, la viande transformée, mais aussi une consommation insuffisante de produits laitiers (moins de 2 par jour).
Plus précisément encore, la viande transformée aurait causé 4 380 cancers et la viande rouge 2 031 (soit respectivement 1,3 % et 0,6 % des 346 000 nouveaux cas de cancer en 2015).
Quand on voit que les chercheurs sont capables d’évaluer le nombre de cas à l’unité près, on se dit qu’ils doivent s’appuyer sur un marqueur extrêmement précis qui permet, lors du diagnostic, d’identifier la cause exacte du cancer.
Des données provenant surtout… d’études d’observation
Or, voici les indications données sur la méthode utilisée :
Les données d’exposition utilisées provenaient d’études nationales représentatives ou, à défaut, de méta-analyses. Les estimations de risque (risques relatifs, pour la plupart), provenaient de méta-analyses ou de grandes études de cohorte ou cas-témoins, plus rarement d’études françaises.
Donc en clair, les données nutritionnelles proviennent essentiellement d’études d’observation (cohorte, cas-témoin, méta-analyses), en grande majorité étrangères.
Les questionnaires de fréquences alimentaires ou FFQ

Pour établir les consommations alimentaires des sujets suivis dans les grandes cohortes épidémiologiques et les méta-analyses citées, on utilise des questionnaires de fréquences alimentaires, ou Food Frequencies Questionnaires dans la littérature anglo-saxonne (FFQ pour les intimes). Ces questionnaires, généralement administrés en début d’étude, sont censés permettre la collecte d’informations fiables et précises sur les habitudes alimentaires des participants.
Or précisément, c’est le recours à ces FFQ qui pose problème.
Hasard du calendrier, des chercheurs ont également publié cet été une tribune à ce sujet, dans laquelle ils indiquent sans équivoque l’absence de validité scientifique de ces FFQ :
Les questionnaires de fréquence alimentaire et les méthodes basées sur la mémoire sont non-valides et inadmissibles en recherche scientifique et ne peuvent pas être utilisées pour l’élaboration de politiques {de santé} fondées sur des preuves.2
Ils considèrent également que l’utilisation d’études basées sur ces FFQ a engendré un discours fictionnel sur les effets du sucre, du sel, des lipides ou du cholestérol alimentaire sur la santé.
Ce qui correspond exactement à ce qu’on entend encore aujourd’hui, rabâché par nombre d’intervenants de la sphère publique, en dehors de toute notion de dose ou de contexte (et sans jamais aucune mention d’intervalle de confiance).
L’inefficacité des FFQ pourtant connue de longue date…
Ce qui est étonnant – et dérangeant à la fois – c’est que le problème est connu de longue date, même dans des études qui tentent de conclure à la validité des FFQ.
Par exemple, dans un publication de 1989, on peut lire :
Les quantités moyennes quotidiennes de chaque aliment, calculées d’une part d’après le questionnaire et d’autre part d’après l’enregistrement réel des consommations ont été comparées ; les différences observées suggèrent que les réponses aux questionnaires tendent à sur-représenter les aliments ayant une connotation sociale favorable.3
Même constat 10 ans plus tard dans une autre étude portant sur la validité des FFQ :
Les aliments sous-estimés dans les questionnaires sont : les viandes transformées, les œufs, le beurre, les produits laitiers entiers, la mayonnaise, les sauces salades, les céréales raffinées, les sucreries et les desserts, alors qu’à l'inverse, les aliments sur-estimés sont : les légumes, les fruits, les oléagineux, les boissons énergisantes ou édulcorées et les condiments.4
Un petit calcul “amusant”
Pour donner une idée concrète du degré de déviation que peuvent générer ces questionnaires dans les études épidémiologiques, un petit calcul de cohérence réalisé par exemple sur une publication en accès libre via Pubmed5 donne des résultats assez étonnants.
Bien que peu de détails soient disponibles quant au contenu des FFQ utilisés dans cette étude de 2012 consacrée à la viande rouge, il est tout de même possible d’identifier l’IMC et l’apport énergétique journalier moyen des participants. En rapprochant ces deux données, il en ressort que les sujets de l’étude pesaient théoriquement moins de 50 kg pour une taille inférieure à 1m50 chez les hommes, et moins de 35 kg pour un une taille d’environ 1m25 chez les femmes !
Or l’étude ne portait pas sur une population de Pygmées mais sur des adultes américains… Les données collectées servant de socle aux calculs statistiques étaient donc totalement absurdes.

Si ce type d’incongruité apparaît pour des éléments basiques tels que l’IMC et l’apport énergétique, sans alerter les chercheurs, on peut s’interroger sur l’amplitude des écarts possibles entre consommation déclarée et consommation réelle.
Il est finalement assez étrange de constater que des évaluations scientifiques de mauvaise qualité participent à l’élaboration des recommandations de santé publique, d’autant plus qu’elles sont fréquemment reprises et amplifiées sans précautions par les médias et les réseaux sociaux, conduisant à l’apparition de nouvelles phobies alimentaires.
Heureusement, la mise en place d’outils comme le PNNS, ne dépend pas seulement de l’épidémiologie, mais aussi de l’évaluation des aliments nécessaires à la couverture des besoins nutritionnels. Cependant, il semble nécessaire d’exercer un certain esprit critique face aux recommandations qui apparaîtraient trop axées sur des études d’observation. C’est également la raison pour laquelle les conseils et avis diffusés par Nutriting sont basés sur des essais randomisés et contrôlés chaque fois que cela est possible.
On n’écrit pas nos articles dans le but de vendre des produits, mais tellement de lecteurs passent à côté qu’on a décidé de les mettre davantage en avant, pour ceux que ça intéresse. Et puis, on ne peut quand même pas nous reprocher de proposer des produits au top ! 😉
Références
- Marant-Micallef et al. Nombre et fractions de cancers attribuables au mode de vie et à l’environnement en France métropolitaine en 2015 : résultats principaux. Bull Epidémiol Hebd. 2018;(21):442-8. http://invs.santepubliquefrance.fr/beh/2018/21/2018_21_2.html
- Archer et al. Controversy and Debate: Memory based Methods Paper 1: The Fatal Flaws of Food Frequency Questionnaires and other Memory-Based Dietary Assessment Methods. J Clin Epidemiol. 2018 Aug 17. https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pubmed/30121379
- Salvini et al. Food-based validation of a dietary questionnaire: the effects of week-to-week variation in food consumption. Int J Epidemiol. 1989 Dec;18(4):858-67. https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pubmed/2621022
- Hu et al. Reproducibility and validity of dietary patterns assessed with a food-frequency questionnaire. Am J Clin Nutr. 1999 Feb;69(2):243-9. https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pubmed/9989687
- Willett et al. Red meat consumption and mortality: results from 2 prospective cohort studies. Arch Intern Med. 2012 Apr 9;172(7):555-63. https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pubmed/22412075